vendredi 29 mars 2024

En souffrant... Jean-Pierre Siméon, Il fallait cette ténèbre pour qu'on voit clair

 


Vendredi Saint

Au palais de Caïphe, c'est grand concours de foule, ils sont tous là : les scribes, les prêtres, les anciens. Ils sont ceux qui commandent et possèdent, ils ont le pouvoir, le savoir et l'avoir. Qu'est-ce que leur haine de Jésus, la haine de la Loi faite pour ce qui la défait, la haine des chaudement assis pour l'étranger aux pieds nus. Le Nazaréen, ils l'ont déjà condamné, mais Caïphe aime que tout soit en ordre : de la justice, il aime le semblant, cela suffit. Il fait venir deux faux témoins qui disent… qu'importe ce qu'ils disent : répéter leur mensonge serait mentir deux fois. Jésus regarde Caïphe, et se tait. Allons dit Caïphe, on t'accuse, réponds !

Jésus tombe et se relève. Il relève la tête. Il songe à tous les innocents que la haine gifla. Il ferme les yeux, Il se tait, et pardonne. Mais il faut à Caïphe l'aveu qui condamne, ainsi font les tyrans. Ils tuent mais répandent sur le meurtre l'encens des convenances. Voyons, dit le Grand Prêtre, enflant sa voix, et réponds haut pour que Jérusalem entende : es-tu, toi, le Messie, le Fils de Dieu ? Oui, Je le suis, Je suis ce que tu dis. Blasphème ! Blasphème ! hurle Caïphe, et tous autour, comme lui, éructent leur colère, et trépignent, et crachent, et brandissent le poing. Que faut-il ? crie Caïphe, que faut-il pour le blasphémateur ? La mort ! la mort ! crie la fureur.

À demi nu, humilié, frappé, le corps en sang, Jésus se tient debout, muet dans Sa douleur. Non, se dit-Il, cela n'est pas en vain, que Mon Sang soit rédemption à tous les humiliés.

Pendant ce temps, dans le crépuscule du matin, les milices de Caïphe courent les rues de la ville, et ramènent dans la cour du palais, la foule des égarés de la nuit. Crapules, ivrognes, idiots, mendiants, tout un peuple d'effarés prêts à baiser les pieds du puissant, pourvu qu'il livre à leur rancœur, un plus faible, un plus maudit qu'eux-mêmes. Ce sont les figurants de la farce funèbre. Parmi eux, s'est glissé Pierre, le premier des Douze, il se cache dans l'ombre, il entend les clameurs, il ne peut rien qu'être celui qui pleure. Une vieille le voit et le désigne aux autres : celui-là, crie-t-elle, il était avec le Galiléen ! On l'entoure, il prend peur : non, souffle-t-il, je le jure je ne connais pas cet homme. Et il s'enfuit tête basse vers le portail. Lui ! crie un autre, qui barre le chemin, il en était ! Il était avec le faux roi ! Non, non, redis Pierre, je le jure, je ne connais pas cet homme ! Mais on le presse, on le menace : tu mens, tu n'es pas d'ici, tu as l'accent de ceux de Galilée ! Non ! non ! non ! trois fois non ! redit Pierre, je le jure, je ne connais pas Celui dont vous parlez !

Alors, dans cette aube du dernier jour, Pierre entend au loin le chant du coq. Le désespoir crie dans sa bouche : arrache-moi, Seigneur, arrache l'herbe débile qui se couche au premier vent ! Soudain la foule explose et bouscule. Jésus est là dans les chaînes qu'on emmène, son pas faillit sous les crachats et les injures. Jésus, regarde Pierre, quand Pierre le regarde, et Lui, dont tout le corps saigne, Ses yeux disent : Pierre mon ami je te plains, la plaie que l'on se donne est la pire des plaies. Va, Pierre, courage, Je t'aime et je comprends. Et ce grand gaillard de Pierre fort comme un pilier du temple, il pleure maintenant comme un enfant. Jésus lui fait ainsi le don ultime, le don le plus précieux qui est le don des larmes. Aux plaies de l'âme, oui, il faut des pleurs, voilà le bon vulnéraire.

Et c'est pour n'avoir pas su se donner aux larmes que Judas, dont nous sommes si frères, ne voit en lui-même qu'un effroi sans retour : il veut rendre les deniers comme on voudrait effacer son visage, mais les prêtres le lui refusent. Ce malheur est à toi, garde-le ! Alors Judas, qui ne peut racheter son âme, vient au jardin de Gethsémani, et sous l'arbre où il embrassa Jésus, dans le silence vide, il se pend.

On traîne chez le gouverneur romain, celui dont le supplice sauve l'homme malgré l'homme. Pilate est assis, dans son siège à dorures, il regarde, étonné, Celui qu'on lui amène. Ce pauvre bougre en loques, qui vacille, serait-ce Lui le Grand Comploteur, Lui le rusé séditieux que craignent les Pharisiens ? Lui dont le pouvoir menace Samarie et Judée ? Es-Tu donc le Roi des Juifs ? demande-t-il. Je suis ce que tu dis, répond Jésus. Imposteur ! hurlent les Grands Prêtres, blasphémateur ! agitateur du peuple ! Allons ! dit Pilate, que réponds-tu, Nazaréen ? Mais Jésus se tait, et se tait encore. Curieux prêcheur, soupire Pilate, curieux prêcheur qui se tait toujours. Il dit à la foule : Celui-là n'est pas mon homme, je ne vois rien en Lui qui mérite la mort, vous criez contre Lui mais cri n'est pas raison.

La mort ! recrie la foule qui ne veut rien entendre, comme la bête à qui l'on retire sa proie. Elle double sa colère et rugit : à la croix, à la croix ! L'étranger, tue-Le, tue Le pour nous. Eh bien, dit Pilate, qui hésite entre l'injuste et le sage, voici Barabbas, voleur et tueur ; et voici ce pauvre fou, innocent. C'est la fête de la Pâque, choisissez : des deux je relâcherai qui vous voulez. La multitude qui tempête à ses pieds n'a qu'une seule voix : Barabbas ! la mort pour le faux roi ! relâche Barabbas ! Eh bien, bon, dit Pilate que tout cela fatigue, c'est votre affaire, pas la mienne, et prenant de l'eau, il se lave les mains : je ne veux pas sur moi du sang de l'innocent, voici votre homme, je vous Le laisse. Mais c'est votre main qui tiendra le marteau, qui forcera les clous dans Sa chair.

Et nous voici au pied de l'échelle des douleurs. Voici pour le Dieu qui se fit homme, voici le début du désastre de Sa mort. On l'attache au pilier, le Dieu qui aime, et les lanières du fouet cinglent et mordent dans la chair offerte. Il geint, et l'on rit de Sa plainte. Et les rires claquent dans le fouet, puis on délie le corps martyrisé, et les soldats romains en font un jeu grotesque : on Le met nu, ha ha ha, la bonne farce ! on jette sur Son dos un manteau écarlate, on jette sur Sa tête une ronce tressée qui fait suer le sang sur Son front, et dans Sa main, ha ha ha, la bonne farce ! on lui fait tenir un roseau. Salut roi des juifs ! dit l'un qui s'agenouille. On jette sur Lui le juron, le crachat, le sarcasme, et pour ne pas finir la fête qu'on se donne, chacun le frappe du roseau. Mais… même de torturer un Dieu, on se lasse, on remet Jésus dans ses vêtements souillés. C'est la Croix, maintenant. La Croix pour l'épaule… c'est à peine s'Il peut porter Son propre corps et voilà qu'Il doit porter la croix sur la montagne, Lui qui porte déjà sur Son dos, une montagne, la montagne des peines et de l'erreur humaine, la montagne de toutes les misères humaines, la montagne des âmes de tous les suppliciés. Ah ! comme le monde pèse sur Jésus. Ah ! il faut bien de l'amour pour le supporter.

Jésus titube dans les pierres du chemin, le poids de la Croix accable son courage. Il est au pied du Golgotha, Il tombe. De la foule en furie un homme se défait, il prend à son épaule une part de la peine. Ah ! qu'il y ait toujours près de nous un Simon de Cyrène qui porte à son épaule une part de nos peines !

Jésus avance dans la poussière sèche, la route est longue en toutes les souffrances, mais cette route là, on la dirait sans fin. Jésus tombe à genoux une deuxième fois, Il entend les hoquets obscènes de la foule. Ses yeux ne voient plus dans Ses larmes de sang, mais Il sent soudain une présence proche, puis une main douce, comme une main de mère, qui pose sur Sa Face une étoffe légère, elle efface et les larmes et le sang et il voit une femme à genoux qui pleure, comme on pleure quand on aime. Moins lourd, alors, le bois de la croix.

Jésus repart sur la pente dernière, et dans un ultime effort exténué, Il parvient au sommet du calvaire. Il s'effondre et il semble que tout s'effondre sur Lui : la croix, les cris, le ciel, et le monde. On arrache de Lui Ses vêtements qu'on se dispute comme la meute la curée. Il faut cette honte encore. L'homme est nu et Il tremble, Il n'a plus sur la peau que Sa tunique de sang. Il est l'heure qu'on Le cloue, le répudié d'entre les hommes. Que l'on cloue sur le bois, la Pauvreté et l'Amour. Qu'on La cloue dans Son corps cette Âme trop grande qui excède. Et voilà que l'on dresse la croix très haut dans le soleil de midi, car il faut qu'on Le voit bien, ce corps mourant, écartelé dans Sa douleur. Voyez ce que l'on fait, voyez, à Celui qui renverse la coutume, Celui qui maudit le riche et embrasse le lépreux, qui dit qu'un mendiant vaut un prince, qui dit la nullité de tout pouvoir, et qu'il n'est de royauté que dans l'amour. Eh bien, ça nous fait un drôle de roi, un roi nu à couronne de ronce. C'est écrit au-dessus de Sa tête qui tombe : Jésus, roi des Juifs. Un roi, ça ? et un dieu ? Ha ha ha ! ah oui, roi des mouches et du vent, et dieu de ses misères. Amen ! Ainsi se moquent les deux larrons qu'on a mis aux deux côtés de Jésus. Si tu es Fils de Dieu, ricanent-ils, que ton père te décloue ! Descends, descends de ta croix, et nous croirons en toi.

Jésus entend tout cela, et se tait. Il consent à l'insulte, Il consent au mépris, il faut qu'Il vive toutes les morts en une, Il lui faut la mort entière, Il doit comprendre l'homme jusqu'au bout. Jésus sur la croix dans son dernier respire, Il est la parabole de la détresse humaine, Il épuise l'abîme de toute vie humaine, Il est le Pauvre dans les poux, il est le pestiféré qu'on lapide, le malade qui vomit son ventre, la fille humiliée et la mère dévastée, l'estropié qu'on bouscule, l'enfant qui agonise. L'inouïe pesée du drame universel, en cet instant, elle est sur Jésus, seul. C'est trop, c'est impossible : Son âme éclate, et le cri de Jésus déchire le ciel. Les mains, ni les pieds troués ne font ce cri, et ni les chairs rompues par la lance, mais la solitude achevée de l'Homme devant Sa mort. Père, Mon Père, dit ce cri qui déchire, pourquoi M'as-Tu abandonné ?

La foule, les soldats, tous, soudain se figent. Si terrible, la plainte du Crucifié, qu'en chacun le cœur cesse de battre. L'heure, l'air, la lumière, tout se tient immobile. Et, dans un dernier cri, Jésus expire, qui accomplit par amour le désastre de Sa mort. C'est comme si, avec Lui, le Ciel avait baissé sa paupière.

Une nuit d'hiver saisit le Golgotha. Le monde, stupéfait, semble sur le point de rompre. Les nuées s'amassent, les pierres se fendent, et sur la terre qui tremble, ceux qui sont là, ceux de l'insulte et du crachat, voilà qu'ils cachent leur visage, et crient qu'on les pardonne. C'est Dieu qu'on a cloué, le vrai Dieu sur la Croix.

Il fallait cette ténèbre pour qu'on voit clair, enfin. Le monde s'agenouille devant le Sacrifié. Il Te reste maintenant, Seigneur, Toi qu'on a si patiemment détruit, d'aller au terme de Ta chute humaine, et qu'on Te porte, pauvre Mort, dans la nuit close du tombeau. Après les clous, le repos, et la tendresse enfin. Ta mère est là, et Marie-Madeleine. Leur cœur est le premier tombeau. Elles lavent de leurs larmes le cadavre, et l'entourent de leurs bras car il faut aux morts autant d'amour qu'aux vivants. Cet amour qui fait aux morts le don d’une seconde vie. Tandis que les femmes bercent dans leurs sanglots, comme un enfant, le Corps martyrisé, vient Joseph d'Arimathie, qui a obtenu pour Jésus le droit au Sépulcre. Il Le fait porter dans un drap blanc. Non loin de là, dans l'ombre d'un jardin, il y a ici un pli ouvert dans la roche. Ce sera le lit de pierre où Jésus dormira Sa mort humaine.

C'est le soir, à présent, sur Jérusalem, l'air est limpide dans le jour qui s'achève. La branche fait silence, l'oiseau ferme ses ailes, la terre est en prière. Jésus attend, dans Sa mort accomplie. L'amour attend. Qu'en chaque peine, en chaque sourire, l'homme le recommence.

 

jeudi 28 mars 2024

En pleurant... Jean-Pierre Siméon, Il va mourir

 


Jeudi Saint

Il va mourir.

Il va mourir bientôt : Il le dit.

Comment est-ce possible ? comment ?

Ici, à Béthanie de Judée, la nuit est fraîche, et calme. Sous son surcroît d'étoiles, l'heure est lente, dans le silence. Une femme, peut-être, chante, et l'on boit un vin clair dans la douceur du monde reposé. Alors Jésus parle et ses compagnons se taisent. Ils ont fini de boire et de rire d'être ensemble. Jésus a le front haut, sa lèvre ne tremble pas. Il dit – Sa voix est claire, Sa voix est calme – Il dit : je vais mourir dans deux jours, un jour, et un jour encore. Ils me cloueront sur le bois. Jésus dit Sa mort, et Ses compagnons se taisent.

Là-bas, au loin, dans la ville de marbre, à l'autre bord de la colline haute, là-bas on parle, on parle haut et fort. Il y a là les anciens, habillés d'orgueil, avec les Grands Prêtres, drapés de peur. Leur parole fait du bruit, leur parole est un fouet, tous disent : il est temps, temps de tuer cette bouche, cette bouche qui dit les choses impossible, les choses qu'on n'ose même pas penser ! Alors, dans la bataille des haines, une voix l'emporte, c'est Caïphe, Grand Prêtre parmi les Grands Prêtres, Caïphe. Assis dans les plis de sa robe, et sa voix glisse dans le pli de sa bouche. Il dit : c'est assez, finissons-en, arrêtons l'homme de Nazareth, mais par ruse : méfions-nous, méfions-nous du peuple car le peuple L'aime. Tuons Jésus, c'est dit.

Ici à Béthanie, sous les arbres, Jésus se tait. Il sait, Il regarde la patience des arbres dans la nuit. Il sait qu'il Lui faudra dans les douleurs cette patience d'arbre. Comme il sait se taire songe-t-Il, le bois des arbres sous le clos. Il songe aux mains de Son père menuisant les planches, et comme la sciure buvait sa sueur, ta sueur sur le bois, Joseph, et savait déjà Ma croix. Maintenant, Il regarde ses compagnons : ils ont baissé la tête. Sa mort a commencé. Il regarde Ses compagnons un à un, et Son regard les nomme un à un. Pauvreté, faiblesse et fatigue. Voilà leur nom d'homme, pense-t-Il. Il chérit en Lui-même leur fatigue, car Il mourra pour elle, pour la faiblesse humaine, Il mourra.

Soudain, la nuit Lui paraît lourde, Il sent Son cœur qui se défait. Une branche dans l'olivier tremble. Il lève les yeux. Une femme est là, une femme en larmes dans ses cheveux défaits. C'est Marie, Marie l'insultée, Marie pécheresse. Elle est la pauvreté et la fatigue même, elle est là à présent, à genoux devant Lui, elle prend dans sa main les pieds, les pieds qui ont marché tous les chemins, qui ont appris des terres brûlées ce que souffre une vie d'homme dans son pas. Et, comme toute peine humaine se lave dans les larmes, Marie sur qui l'on crachât, lave de ses larmes qui sont pures les pieds de Jésus et les essuie dans ses cheveux, puis, souriant, dans les larmes, comme un enfant sourit dans son chagrin inflexible, d'un flacon d'albâtre répand sur la tête de Dieu aux pieds nus un parfum comme on en verse sur la tête des rois, un parfum rare et tiède comme ses larmes. Tous alentours s'indignent et protestent que c'est là un don exorbitant : Maître, dit l'un, on eût nourri trente pauvres ! Et Jésus répond : vous avez tort, le cœur de cette femme vous devance, tous, car elle a préparé déjà mon corps pour le tombeau.

Or, pendant qu'à Béthanie chez Simon le lépreux, Jésus ainsi dit Sa mort prochaine, là-bas à l'autre bord de la colline haute, Judas frappe à la porte de Caïphe. Judas, l'un des Douze de Jésus, l'un des douze fidèles parmi les fidèles ; les douze compagnons de la Parole Sainte, les douze plus aimants, les douze plus servants. Judas frappe à la porte de Caïphe et chaque coup cloue Jésus sur le bois de la Croix. Combien ? dit Judas, combien m'en donnerez-vous ? combien pour le Galiléen ? Ce sera trente deniers, trente pièces d'argent, c'est cher payé, n'est-ce pas, pour le roi des pauvres ! Celui que j'embrasserai, murmure Judas, Celui que j'embrasserai, ce sera Celui-là. Il s'en retourne, lourd de ses deniers. Il est des poids qui pèsent plus que leur poids.

Le matin du jour qui suivait cette nuit, c'était le matin du jour de la Pâque. À Béthanie, on s'éveille mais nul n'a bien dormi, en vérité. De même que la fleur ne prend pas dans les sables, il est un sommeil parfois qui ne prend pas dans l'âme : c'est le sommeil qui pressent le malheur. Ses compagnons cherchent Jésus, ils Le trouvent assis sur une pierre. Il regarde, immobile, le jour qui monte. Si la tristesse à un visage, il est ce visage là ; qui sait, et qui attend. Maître, dit Simon Pierre, que veux-Tu de nous ? rien d'autre, dit Jésus, que ce que veut ce jour : c'est la Pâque, nous fêterons la Pâque. Toi et Jean vous irez à la ville, au Cédron vous rencontrerez un porteur d'eau, il vous mènera à la maison de son Maître, c'est là qu'avec vous ce soir je mangerai l'agneau. Il y a longtemps déjà que l'arbre est tombé dont on fera ma croix, et les planches déjà ont quitté les mains du menuisier. Va Pierre, va dresser la table de mon dernier repas.

Et voici qu'à la nuit tombée, à Jérusalem, Jésus et les Douze, dans la demeure dite, sont réunis pour célébrer la Pâque. Des lanternes basses éclairent le silence. Ils n'ignorent pas, les Douze, de quel mystère ici ils sont les convives, et que l'heure est plus grande que le temps des hommes. Comment, songent-ils en eux-mêmes, comment se peut-il que Jésus meurt, lui le ressusciteur de Lazare, comment peut-Il nous abandonner ? Lui qui, d'un mot, fait des prodiges, que ne peut-Il sauver sa propre vie ? Alors, Jésus, qui entend ces protestations de l'âme, leur dit : vous m'aimez, mais vous doutez, et douter, c'est déjà renoncer à l'amour. Ne vous souciez pas de moi, pleurez d'abord sur vous-mêmes, car je vous le dis, c'est l'un de vous qui me donnera à mes bourreaux. Oh ! non, Seigneur, non, aucun de nous ! mais leurs mains, mais leurs cœurs tremblent : la bouche de Jésus toujours dit le vrai. Sera-ce moi ? dit l'un ; ou moi ? dit l'autre. Il a plongé la main avec moi dans le plat, dit Jésus, celui qui me livrera. Malheureux celui qui est né pour ma mort, son malheur, hélas, est plus grand que le mien. Alors Judas, les yeux dans les yeux de Jésus, demande : serait-ce moi le traître ? et Jésus, les yeux dans les yeux de Judas, dit : pourquoi celui qui sait son nom demande-il qu'on le nomme ?

Puis Jésus prend le pain qui est là sur la table. Il le rompt, et donne à chacun sa part. Mangez de ce pain dit-Il, car ce pain est Mon Corps, le froment de la joie préparé pour les hommes. Puis, Il prend la cruche du vin, Il la bénit et en remplit Sa coupe : buvez de ce vin dit-Il, car ce vin est Mon Sang, le sang de la plaie endurée pour les hommes. Ce vin est le dernier que je bois sur la terre, mais réjouissez-vous, nous reboirons ensemble un vin nouveau à la table de Mon Père. Puis, quand ils eurent chanté les psaumes, Jésus se lève, et dans la nuit pleine, Il mène ses compagnons au Mont des Oliviers. Ils vont, muets dans les chemins dormants, tout dort ici ; même, on dirait, les pierres, et dans ce grand sommeil du monde, la voix de Jésus effleure le silence. Il dit, tout bas, Il dit ce qui sera : cette nuit, vous tomberez, cette nuit, comme Moi. Non ! crie Pierre, baisant Sa robe : qu'ils tombent, ceux à qui le cœur manque, mais moi, non, Seigneur, non, je ne tomberai pas ! Pierre, mon ami, ne jure pas. L'herbe, dis-moi, peut-elle jurer qu'elle ne se couchera pas sous le vent ? Allons, Pierre, cette nuit même, avant que le coq ne chante, tu m'auras renié trois fois. Non ! crie Pierre à genoux, jamais non, je le jure, plutôt mourir ! Et tous ceux qui sont là autour, tous, clament haut dans la nuit, que non, ils ne renieront pas.

Quand ils parviennent enfin là où, chaque jour, ils viennent chercher cette solitude qui ouvre l'âme en l'homme, en ce jardin d'ombre qu'on nomme Gethsémani, Jésus dit à ses compagnons, restez, restez ici sous ce temple de branches et veillez, et priez, et fortifiez vos âmes. Car c'est bientôt l'âme qui manque quand la peur prend le corps. Et Lui, se retirant, s'absente dans la nuit. Il va, Il va dans le lieu le plus seul, Il sent venir en Lui la nuit entière : tout le froid, tout le noir de la nuit, Il croit qu'ils sont en Lui. Il est le Fils de l'Homme, et voilà qu'Il chancelle : Mon Père, dit-Il, Mon Père, épargne-Moi, je suis le Fils de l'Homme, je suis nu, et j'ai froid. Jésus chancelle, Il tombe la face contre terre : Père, implore-t-Il, éloigne-la de moi. Faut-il donc que je boive la coupe des souffrances ?

Et Jésus se relève, Il voit les souffrances, Il voit la nuit des hommes, et Il voit leurs souffrances. Non, dit-Il, je ne renonce pas, Ta volonté est grande, que Ta volonté soit faite, Mon Père. Alors, Il retourne vers ses compagnons. Ils dorment, Il les éveille et les exhorte encore : votre fatigue serait-elle plus lourde que ma mort ? en prononçant le nom de Sa mort humaine, Jésus, sent dans Sa bouche une angoisse amère. Il se retire encore, se cache derrière un olivier. Comme elle menace en Lui, l'avalanche des larmes ! Non, dit-Il, je ne renoncerai pas. Et, oui, je boirai la coupe des souffrances. Il revient sur Ses pas, tous se sont rendormis. Eh bien, dormez, songe-t-Il, dormez, enfants. Le sommeil bientôt vous tombera des yeux. Une troisième fois, Jésus retourne à Sa prière. Il se tient debout devant Sa nuit, Il se tient debout au pied de Sa propre croix. Oui, Père, je boirai la coupe des souffrances. Oui, Ta volonté est grande, que Ta volonté soit faite et refaite. Et maintenant, Il a compris, c'est l'heure exacte, l'heure du pas sans retour.

Un à un, Il éveille ses compagnons, en leur disant : lavez vos yeux d'aveugles, il est venu le temps de la mort qui commence. Allons, debout devant l'ouvrage, voici le temps du dernier labeur. Or, à cet instant même, la nuit tremble, partout autour, des torches brûlent la ténèbre, une troupe d'homme en arme est là, et devant elle marche Judas. Bonjour Maître, dit le compagnon d'hier. Mon ami, répond Jésus, tu nous manquais dans la prière. Il ouvre les bras à Judas, et Judas L'embrasse, et ce baiser déjà lui pèse plus à l'âme, tellement plus que les deniers dans sa poche. Mais le baiser est donné, la chose est faite, c'est le commencement du Sépulcre.

Deux soldats prennent Jésus à l'épaule, ils Le tiennent immobile, dans leurs poignes violentes. Ah ! qu'elle est calme, et certaine d'elle-même, cette sauvagerie du fort qui récuse l'homme en l'homme. Le fier qui commande les troupes avance vers Jésus, s'arrête devant Lui. Il Le regarde d'un œil qui rit et qui méprise, puis levant sa main gantée de cuir, il Le gifle. Allons mon Roi, dit-il, me donneras-Tu l'autre joue ? et rude, la main gifle une deuxième fois. Les amis de Jésus se ruent sur les soldats, ils crient contre la brute, ils dénoncent le lâche, mais leur main est nue devant la lance. Alors l'un des Douze, sortant l'épée, frappe à l'oreille l'envoyé de Caïphe. Non ! dit Jésus, jette cette épée ! qui garde sa vie par les armes, sa vie est déjà morte à moitié. Ce qui advient doit advenir, non que je ne puisse l'empêcher, mais je ne veux pas l'empêcher. Je ne suis pas prisonnier de ces hommes puisque je n'obéis pas à leur volonté, mais à la Mienne.

Alors Jésus tend Ses mains qu'on attache, et tandis que les soldats l'emmènent, Il voit tous Ses amis s'enfuir dans la nuit. Seul songe-t-Il, seul avec ma mort, et Il pleure. Oui, Jésus pleure mais il ne pleure pas de Sa mort certaine, Il pleure à ce moment sur ceux qui L'abandonnent.

 

mercredi 10 janvier 2024

En pleurant... Gaultier Bès, Nauru île-martyre


Loin de « l'Europe aux anciens parapets », il existe un exemple contemporain, abondamment documenté, de l'effondrement aussi brutal que complet d'une société qui, pourtant, aurait pu suivre des voies bien différentes. Comment une île paradisiaque, aux ressources exceptionnelles, peut-elle devenir un enfer ? Soumettez-la quelques décennies au système productivisme le plus débridé, et vous verrez le résultat. C'est cette histoire incroyable et vraie, édifiante et terrible, d'une puissance allégorique hors du commun, que raconte Luc Foliet dans Nauru, l'île dévastée.

Imaginez : un minuscule ilot, perdu au beau milieu de l'océan Pacifique, où quelques centaines de personnes réunies en douze tribus vivent, depuis des siècles, de fruits et de pêche. Un explorateur britannique accoste en 1798, suivi par des groupes d'hommes armés. Ils y découvrent une matière abondante et précieuse, le phosphate, formé par le guano (les fientes d'oiseaux) accumulé depuis des millénaires, qui attirera de plus en plus de colons venus d'Allemagne, lesquels occidentaliseront les indigènes à marche forcée. À l'issue d'un sanglant conflit tribal, l'île est annexée par le Reich en 1888, puis passera sous domination australienne de 1914 à 1968, avec une période d'occupation japonaise entre 1942 et 1945. L'extraction et l'exportation de phosphate décolle pendant l'entre deux guerres, l'île devenant une énorme mine à ciel ouvert. Le phosphate fournit le phosphore, troisième élément des composants de base des engrais minéraux (NPK), indispensables à l'agriculture mécanisée. La demande ne cessera de croître au cours du XXe siècle, pour alimenter les besoins de l'agro-industrie australienne et néo-zélandaise. L'exploitation massive de minerai de phosphate, l'un des plus purs au monde, bouleversera à jamais la vie de l'ile.

Indépendante en 1968, Nauru devient rapidement l'un des pays les plus riches au monde. L'exploration du gisement est nationalisée, les habitants jouissant dès lors d'une prospérité inimaginable. Le travail est délégué à des immigrés chinois. L'eau et l'électricité deviennent gratuites ; des femmes de ménage (étrangères) sont embauchées par l'État pour ses administrés. L'île se couvre de boutiques de luxe, de fast-food et de 4x4 (dans les années 1970-1980, chaque foyer nauruan possède six ou sept voitures). La richesse écologique de la forêt tropicale, ses récifs coralliens, sont saccagés. Le paysage, creusé, raviné, arasé, prend des airs de désolation. L'extraction atteint son pic dans les années 1970 : deux cent vingt-cinq millions d'euros de bénéfices en 1974. Le PIB par habitant est le plus élevé au monde, après celui de l'Arabie saoudite. Les gouvernants, largement corrompus, lancent le petit État dans la spéculation immobilière. Un immense gratte-ciel, le Nauru House à Melbourne, symbolise ces excès.

La situation se maintient bon an mal an jusque dans les années 1990 : comme prévu, les gisements s'épuisent, la production s'effondre, la richesse s'évapore. Les pouvoirs publics font de l'île un paradis fiscal pour tenter d'attirer de nouveaux capitaux. Las ! La dégringolade sera inexorable.

Aujourd'hui, Nauru est exsangue et ruinée. Le PIB est l'un des trois plus faibles au monde. L'espérance de vie est en chute libre. Le chômage atteint 90%. La population est elle-même minée par l'obésité, le diabète et la passivité. La culture traditionnelle est en lambeaux. Les jeunes générations doivent tout réapprendre : à pêcher, à s'occuper d'une maison, à marcher cent mètres même. De la beauté de l'île, il ne reste rien. Pour nourrir le sol de ses grands voisins, le monticule a été dévasté.

Tout dans cette histoire ressemble à une fable : les phénomènes y sont concentrés avec une puissance inouïe dans le temps et dans l'espace. Chaque trait semble à la fois hyperbolique et familier. Ce microcosme est un miroir grossissant de l'état de notre monde. Cette évolution déploie en un siècle trois cents ans de développement industriel (et colonial), jusqu'à l'effondrement définitif d'un territoire assassiné. À Nauru, « le futur a déjà eu lieu»1.

Gaultier Bès, in Nos futurs, Que faire quand tout se défait ?

 

1. Titre d’un excellent article publié par Grégoire Quévreux sur philitt.fr, le 23 avril 2018.

mercredi 13 décembre 2023

En advisant... Saint François de Sales, Pour les gens mariés

 


ADVIS POUR LES GENS MARIÉS

Le mariage est honorable à tous

Le Mariage est un grand Sacrement, je dis en Jésus-Christ et en son Église : il est honorable à tous, en tous et en tout, c'est-à-dire en toutes ses parties. À tous, car les vierges mêmes le doivent honorer avec humilité ; en tous, car il est également saint entre les pauvres comme entre les riches ; en tout, car son origine, sa fin, ses utilités, sa forme et sa matière sont saintes. C'est la pépinière du christianisme, qui remplit la terre de fidèles pour accomplir au ciel le nombre des élus ; si bien que la conservation du bien du mariage est extrêmement importante à la société, car c'est sa racine et la source de tous ses ruisseaux.

Plût à Dieu que son Fils bien-aimé fût appelé à toutes les noces comme il le fut à celles de Cana : le vin des consolations et bénédictions n'y manquerait jamais, car s'il n'y en a pour l'ordinaire qu'un peu au commencement, c'est qu'au lieu de Notre-Seigneur on y fait venir Adonis, et Vénus au lieu de Notre-Dame. Qui veut, comme Jacob, avoir des agnelets beaux et mouchetés, doit présenter aux brebis, quand elles s'assemblent pour s'accoupler, de belles baguettes de diverses couleurs ; et qui veut avoir un heureux succès en mariage, devrait en ses noces se représenter la sainteté et dignité de ce Sacrement ; mais au lieu de cela il y arrive mille dérèglements en passe-temps, festins et paroles : ce n'est donc pas merveille si les effets en sont déréglés.

J'exhorte les mariés à l'amour

J'exhorte surtout les mariés à l'amour mutuel que le Saint-Esprit leur recommande tant dans l'Écriture. Ô mariés, ce n'est rien de dire : Aimez-vous l'un l'autre de l'amour naturel, car les couples de tourterelles font bien cela ; ni de dire : aimez-vous d'un amour humain, car les païens ont bien pratiqué cet amour-là ; mais je vous dis, après le grand Apôtre : Maris, aimez vos femmes comme Jésus-Christ aime Son Église ; ô femmes, aimez vos maris comme l'Église aime son Sauveur. Ce fut Dieu qui amena Ève à notre premier père Adam et la lui donna pour femme : c'est aussi Dieu, mes amis, qui de Sa main invisible a fait le nœud sacré de votre mariage, et qui vous a donné l'un à l'autre ; pourquoi ne vous chérissez-vous d'un amour tout saint, tout sacré, tout divin ?

Plutôt l'âme se doit séparer du corps

Le premier effet de cet amour, c'est l'union indissoluble de vos cœurs. Si on colle deux pièces de sapin ensemble, pourvu que la colle soit fine, l'union en sera si forte qu'on fendrait bien plutôt les pièces en d'autres endroits qu'à celui de leur réunion ; mais Dieu réunit le mari et la femme en son propre sang, c'est pourquoi cette union est si forte que l'âme de l'un et de l'autre devrait plutôt se séparer de son corps, que le mari de la femme. Or cette union ne s'entend pas principalement du corps, mais du cœur, de l'affection et de l'amour.

Le cœur scellé

Le second effet de cet amour doit être la fidélité inviolable de l'un à l'autre. Les cachets étaient anciennement gravés dans les anneaux que l'on portait aux doigts, comme l'Écriture sainte elle-même en témoigne ; voici donc le secret de la cérémonie que l'on fait dans les noces : l'Église, par la main du prêtre, bénit un anneau, et le donnant premièrement à l'homme, témoigne qu'elle scelle et cachette son cœur par ce Sacrement, afin que jamais plus ni le nom ni l'amour d'aucune autre femme y puisse entrer tant que vivra celle qui lui a été donnée ; puis l'époux remet l'anneau en la main de la même épouse, afin que réciproquement elle sache que jamais son cœur ne doit recevoir d'affection pour aucun autre homme, tandis que vivra sur la terre celui que Notre-Seigneur vient de lui donner.

L'enfant, ce grand honneur

Le troisième fruit du mariage c'est la production et légitime nourriture des enfants. Ce vous est grand honneur, ô mariés, que Dieu voulant multiplier les âmes qui le puissent louer de toute éternité, vous rende les coopérateurs d'une si digne besogne par la production des corps dans lesquels il répand comme gouttes célestes, les âmes en les créant, ainsi qu'il les crée en les infusant dans les corps.

Gardez-vous de jalousie

Conservez donc, ô maris, un tendre, constant et cordial amour envers vos femmes : pour cela la femme fut tirée du côté plus proche du cœur du premier homme, afin qu'elle fût aimée de lui cordialement et tendrement. Les faiblesses et infirmités, soit du corps soit de l'esprit, de vos femmes ne vous doivent provoquer à aucune sorte de dédain, mais plutôt à une douce et amoureuse compassion, puisque Dieu les a créées telles afin que, dépendant de vous, vous en reçussiez plus d'honneur et de respect, et que vous les eussiez tellement pour compagnes que vous en fussiez néanmoins les chefs et supérieurs. Et vous, ô femmes, aimez tendrement, cordialement, mais d'un amour respectueux et plein de révérence, les maris que Dieu vous a donnés ; car vraiment Dieu pour cela les a créés d'un sexe plus vigoureux et prédominant, et a voulu que la femme fût une dépendance de l'homme, un os de ses os, une chair de sa chair, et qu'elle fût produite d'une de ses côtes, tirée de dessous ses bras, pour montrer qu'elle doit être sous la main et conduite du mari ; et toute l'Écriture sainte vous recommande étroitement cette sujétion, que néanmoins la même Écriture vous rend douce, non seulement voulant que vous vous y accommodiez avec amour, mais ordonnant à vos maris qu'ils l'exercent avec grande dilection, tendreté et suavité : Maris, dit saint Pierre, comportez-vous discrètement avec vos femmes, comme avec un être plus fragile, leur portant honneur. Mais tandis que je vous exhorte à agrandir de plus en plus cet amour réciproque que vous vous devez, prenez garde qu'il ne se convertisse point en aucune sorte de jalousie ; car il arrive souvent que, comme le ver s'engendre en la pomme la plus délicate et la plus mûre, aussi la jalousie naît en l'amour le plus ardent et pressant des mariés, dont il gâte et corrompt la substance, car petit à petit il engendre les noises, dissensions et divorces. Certes, la jalousie n'arrive jamais où l'amitié est réciproquement fondée sur la vraie vertu, c'est pourquoi elle est une marque indubitable d'un amour quelque peu sensuel, grossier et qui s'est adressé où il a rencontré une vertu imparfaite, inconstante et sujette à défiance. C'est donc une sotte prétention d'amitié que de la vouloir exalter par la jalousie, car la jalousie est vraiment marque de la grandeur et grosseur de l'amitié, mais non pas de sa bonté, pureté et perfection ; puisque la perfection de l'amitié présuppose l'assurance de la vertu de la chose qu'on aime, et que la jalousie en présuppose l'incertitude.

Si vous voulez, ô maris, que vos femmes vous soient fidèles, faites-leur en voir la leçon par votre exemple. « Avec quel front, dit saint Grégoire de Nazianze, voulez-vous exiger la pudicité de vos femmes, si vous-mêmes vivez en impudicité ? Comment leur demandez-vous ce que vous ne leur donnez pas ? » voulez-vous qu'elles soient chastes ? comportez-vous chastement envers elles, et, comme dit saint Paul, que chacun de vous sache user du corps qui lui appartient avec sainteté et respect. Que si au contraire vous-mêmes leur apprenez les friponneries, ce n'est pas merveille que vous ayez du déshonneur en leur perte.

Ô femmes, vos oreilles

Mais vous, ô femmes, dont l'humeur est inséparablement joint à la pudicité et honnêteté, conservez jalousement votre gloire et ne permettez pas qu'aucune sorte de dissolution ternisse la blancheur de votre réputation. Craignez toutes sortes d'attaques, si petites qu'elles soient, ne permettez jamais aucune muguetterie autour de vous. Quiconque vient louer votre beauté et votre grâce doit vous être suspect, car quiconque loue une marchandise qu'il ne peut acheter est pour l'ordinaire grandement tenté de la dérober. Mais si à votre louange quelqu'un ajoute le mépris de votre mari, il vous offense infiniment, car la chose est claire que non seulement il vous veut perdre, mais vous tient déjà pour demi-perdue, puisque la moitié du marché est faite avec le second marchand quand on est dégoûté du premier. Les dames tant anciennes que modernes ont accoutumé de pendre des perles en nombre à leurs oreilles pour le plaisir, dit Pline, qu'elles ont à les sentir grilloter, s'entretouchant l'une l'autre. Mais quant à moi qui sais que le grand ami de Dieu Isaac envoya des pendants d'oreilles pour les premières arrhes de ses amours à la chaste Rébecca, je crois que cet ornement mystique signifie que la première chose qu'un mari doit avoir d'une femme, et que la femme lui doit fidèlement garder, c'est l'oreille, afin que nul langage ou bruit n'y puisse entrer, sinon le doux et aimable grillotis des paroles chastes et pudiques, qui sont les perles orientales de l'Évangile : car il faut toujours ressouvenir que l'on empoisonne les âmes par l'oreille, comme le corps par la bouche.

Beaucoup de réciproques caresses

L'amour et la fidélité jointes ensemble engendrent toujours la privauté et confiance ; c'est pourquoi les Saints et Saintes ont usé de beaucoup de réciproques caresses en leur mariage, caresses vraiment amoureuses mais chastes, tendres mais sincères. Ainsi Isaac et Rébecca, le plus chaste couple des mariés de l'ancien temps, furent vus par la fenêtre se caresser en telle sorte, qu'encore qu'il n'y eût rien de déshonnête, Abimelech connut bien qu'ils ne pouvaient être que mari et femme. Le grand saint Louis, également rigoureux à sa chair et tendre en l'amour de sa femme, fut presque blâmé d'être abondant en telles caresses, bien qu'en vérité il méritât plutôt louange de savoir abaisser son esprit martial et courageux à ces menus offices requis à la conservation de l'amour conjugal ; car bien que ces petites démonstrations de pure et franche amitié ne lient pas les cœurs, elles les rapprochent néanmoins, et servent de disposition agréable à la conversation mutuelle.

Dédiez les fruits du ventre

Sainte Monique étant grosse du grand saint Augustin, le dédia par plusieurs offres à la religion chrétienne et au service de la gloire de Dieu, ainsi que lui-même en témoigne disant que déjà il avait goûté « le sel de Dieu dans le ventre de sa mère ». C'est un grand enseignement pour les femmes chrétiennes d'offrir à la divine Majesté les fruits de leurs ventres, même avant qu'ils en soient sortis, car Dieu qui accepte les oblations d'un cœur humble et volontaire, seconde pour l'ordinaire les bonnes affections des mères en ce temps-là : témoin Samuel, saint Thomas d'Aquin, saint André de Fiesole et plusieurs autres. La mère de saint Bernard, digne mère d'un tel fils, prenant ses enfants dans ses bras aussitôt qu'ils étaient nés, les offrait à Jésus-Christ, et dès lors les aimait avec respect comme chose sacrée et que Dieu lui avait confiée ; ceci lui réussit si heureusement qu'à la fin ils furent tous les sept très saints.

La crainte de Dieu au cœur

Mais les enfants étant venus au monde et commençant à se servir de la raison, les pères et mères doivent avoir un grand soin de leur imprimer la crainte de Dieu au cœur. La bonne reine Blanche fit ardemment cet office à l'endroit du roi saint Louis son fils, car elle lui disait souvent : « J'aimerais mieux, mon cher enfant, vous voir mourir devant mes yeux, que de vous voir commettre un seul péché mortel » ; ce qui demeura tellement gravé en l'âme de ce saint fils que, comme lui-même racontait, il ne fut aucun jour de sa vie qu'il ne s'en souvint, faisant effort, autant qu'il lui était possible, pour bien garder cette divine doctrine. Certes, les races et générations sont appelées en notre langage, maisons, et les Hébreux eux-mêmes appellent la génération des enfants, édification de maison, car c'est en ce sens qu'il est dit que Dieu édifia des maisons aux sages-femmes d'Égypte. Or c'est pour nous montrer que ce n'est pas faire une bonne maison que d'y mettre beaucoup de biens mondains, mais de bien élever les enfants dans la crainte de Dieu et la vertu ; en quoi on ne doit épargner aucune sorte de peine ni de travaux, puisque les enfants sont la couronne du père et de la mère. Ainsi sainte Monique combattit avec tant de ferveur et de constance les mauvaises inclinations de saint Augustin, que l'ayant suivi par mer et par terre, elle le rendit plus heureusement enfant de ses larmes, par la conversion de son âme, qu'il n'avait, été enfant de son sang par la génération de son corps.

La femme dévote, bonheur de la maison

Saint Paul laisse en partage aux femmes le soin de la maison, c'est pourquoi plusieurs ont cette véritable opinion, que leur dévotion est plus fructueuse à la famille que celle des maris qui, séjournant ordinairement moins parmi les familiers, ne peuvent pas par conséquent les diriger si aisément vers la vertu.

L'homme sans dévotion, animal sévère

Il est dit en la Genèse qu'Isaac, voyant sa femme Rébecca stérile, pria le Seigneur pour elle, ou, selon les Hébreux, il pria le Seigneur vis-à-vis d'elle, parce que l'un priait d'un côté de l'oratoire et l'autre de l'autre : aussi l'oraison du mari faite de cette façon fut exaucée. C'est la plus grande et fructueuse union du mari et de la femme que celle qui se fait en la sainte dévotion, à laquelle ils se doivent entreporter l'un l'autre à l'envi. Il y a des fruits, comme le coing, qui pour l'âpreté de leur suc ne sont guère agréables qu'en confiture ; il y en a d'autres qui pour leur tendreté et délicatesse ne peuvent durer, s'ils ne sont aussi confits, comme les cerises et les abricots. Ainsi les femmes doivent souhaiter que leurs maris soient confits au sucre de la dévotion, car l'homme sans dévotion est un animal sévère, âpre et rude ; et les maris doivent souhaiter que leurs femmes soient dévotes, car sans la dévotion la femme est grandement fragile et sujette à déchoir ou ternir en la vertu. Saint Paul a dit que l'homme infidèle est sanctifié par la femme fidèle, et la femme infidèle par l'homme fidèle, parce qu'en cette étroite alliance du mariage, l'un peut aisément tirer l'autre à la vertu. Mais quelle bénédiction est-ce, quand l'homme et la femme fidèles se sanctifient l'un l'autre en une vraie crainte du Seigneur.

Au demeurant, le support mutuel de l'un pour l'autre doit être si grand, que jamais tous deux ne soient courroucés ensemble et tout à coup, afin qu'entre eux il ne se voie ni dissension ni discussion. Les mouches à miel ne peuvent s'arrêter dans le lieu où se font entendre échos, retentissements, précipitations de voix, ni le Saint-Esprit certes en une maison où il y a des discussions, des répliques, des criailleries ou altercations.

Reprendre haleine en Notre-Seigneur

Saint Grégoire de Nazianze témoigne que de son temps les mariés faisaient fête au jour anniversaire de leur mariage. Certes j'approuverais que cette coutume s'introduisît, pourvu que ce ne fût point avec l'appareil des récréations mondaines et sensuelles, mais que les maris et femmes, confessés et communiés en ce jour-là, recommandassent à Dieu avec plus de ferveur qu'à l'ordinaire le progrès de leur mariage, renouvelant les bons propos de le sanctifier de plus en plus par une réciproque amitié et fidélité, et reprenant haleine en Notre-Seigneur pour le support des charges de leur vocation.

Saint François de Sales, in L’Anneau d’or